Aucun lecteur sensé ne peut croire en la solution invraisemblable proposée à la fin du célèbre roman policier Dix petits nègres.
En donnant la parole au véritable assassin, ce livre explique ce qui s'est réellement passé et pourquoi Agatha Christie s'est trompée.
Le sexe est chose mentale. Il colore notre vision du monde, il transforme la connaissance que nous en avons, et même il la crée. La sexualité implique un rapport particulier au vrai, au beau, au bien, autrement dit, un savoir, une esthétique, une éthique, une politique.
Or, quand le désir change, la vision du monde en est changée. Que sait un gai sur le monde ?
Quelle expérience en a-t-il ? Qu'en ignore-t-il ? Trois mille ans de littérature occidentale ont exploré l'intellect hétérosexuel et la vision du monde qui l'accompagne. Il est temps d'explorer une autre face, celle du savoir gai, celle de l'étrangement.
Il ne sera pas seulement question de drague, de fantasmes, de pornographie et de taille du pénis, mais aussi de Platon, Vélasquez, Proust, Oshima et Cat Stevens, des chauffeurs de taxi, des colonies de vacances, du mariage pour tous et de la longévité des chats et des baleines bleues. De la vie sexuelle de Jésus, également. Bref, de la vie tout court.
Lecteur, tu en apprendras ici beaucoup sur l'homosexualité, sur l'hétérosexualité, mais d'abord et surtout sur toi-même. Tu es l'objet de ce livre, toi et ta sexualité.
La SF est créatrice de mondes, mais les mondes créés par Philip K. Dick ont la particularité de s'effondrer très vite. Cela vaut pour le monde réel comme pour les mondes artificiels. D'ailleurs est-il encore possible de les distinguer les uns des autres ? Qu'est-ce qui nous assure que nous n'évoluons pas dans des mondes faux, aussi artificiels qu'un parc d'attraction - avec entrée payante ? Et si ces mondes sont créés de toutes pièces, qui en contrôle les apparences ? À qui appartiennent-ils ? Dans quel but sont-ils produits ? En nous bombardant de réalités artificielles, ne cherche-t-on pas à nous voler le monde - et notre rapport au monde ? Si tel est le cas, comment lutter contre ces entreprises de dépossession ?
A l'image du romancier américain Morgan Robertson, qui raconta le naufrage du Titanic avec quatorze années d'avance, les créateurs semblent disposer d'un accès privilégié vers l'avenir, qui leur permet d'anticiper les guerres, les dictatures ou les catastrophes naturelles.
Prendre la mesure de cette capacité prémonitoire ne devrait pas seulement inciter à leur confier des responsabilités politiques et à les associer aux recherches de la science, mais aussi à remettre en cause notre lecture des oeuvres ainsi que notre représentation de l'histoire littéraire et artistique.
Le 18 mai 1968, sous les drapeaux rouges et noirs de la Sorbonne occupée, se constitue le Comité d'action étudiants-écrivains. Pendant des mois, ses militants se réunissent pour produire des tracts, des affiches et des bulletins et les distribuer au carrefour des rues, sur les marchés, aux portes des usines, à l'exemple des centaines de comités apparus dans la région parisienne. Délaissant la littérature, ils défendent l'espace public oppositionnel créé par le soulèvement, où ils reconnaissent l'émergence d'une parole d'outrage et la préfiguration d'un communisme libertaire.
Aux côtés de Marguerite Duras, Daniel Guérin, Jean-Jacques Lebel, Dionys Mascolo et d'une vingtaine d'autres écrivains et intellectuels, Maurice Blanchot s'engage corps et âme dans ce comité. Se mêlant aux foules insurgées, il prend le parti de la « pègre », des « émeutiers » et des « enragés », de tous ceux qui s'éprouvent ingouvernables. Ces semaines insurrectionnelles qui viennent clore pour lui une décennie d'engagements antiautoritaires lui donnent le sentiment d'être à la fin de l'histoire, toute communauté dissoute, tout pouvoir destitué : « la révolution est derrière nous ».
Spécialiste mondialement reconnue de l'histoire ouvrière mais aussi de l'histoire des femmes, Michelle Perrot a puissamment contribué à remodeler ces domaines d'étude. Ses analyses des grèves, mais aussi du rôle des femmes dans la cité, continuent d'orienter nombre de recherches ; de même ses travaux sur la prison et sur les mécanismes d'enfermement, menés en étroite liaison avec ceux de Michel Foucault. Elle a également contribué à réhabiliter l'analyse de la vie privée, de l'intime. De sa thèse, qui fit date, Les Ouvriers en grève, à Histoire de chambres, cette énergique historienne des conflits, sociaux et « genrés », s'est aussi affirmée comme une subtile analyste des tyrannies de l'intimité comme de ses frêles bonheurs.
Romancier, critique, blogueur, pamphlétaire et auteur d'albums pour enfants, Éric Chevillard, depuis trente ans, coule son oeuvre dans bien des formes. La risée est son royaume et elle s'irise chez lui de toutes les nuances du spectre drolatique. Son humour grince, comme notre monde et ceux qu'il imagine. Ses chroniques du Monde des livres ont ulcéré le Landerneau littéraire, habitué à plus de « camaraderie ». Lui-même ne s'épargne pas les morsures : à l'en croire, il n'aurait pour (rares) lecteurs qu'un quarteron scrogneugneu de mâles vieillissants... Ce conteur d'univers à l'envers fait oeuvre à part en transgressant délibérément la séparation des rôles. Romancier-critique ? Le trait d'union traduit mal l'originalité de la posture. Ce romancier se laisse posséder par la critique : il ne la pratique pas comme une fin, il la cultive comme le principe actif d'une écriture.
Lire Chevillard, c'est donc interroger non seulement notre rapport à la littérature, mais encore notre rapport au monde. Cette conviction anime les contributions ici rassemblées par Raphaël Piguet.
De Montaigne à Perec en passant par La Fontaine, Voltaire ou Stendhal, les plus grands écrivains de notre littérature ont imité d'autres oeuvres. Ils ont utilisé, parfois sans le dire, parfois sans en avoir conscience, l'oeuvre des autres pour écrire la leur. Car personne n'écrit à partir de rien. Personne ne prend la plume sans avoir à ses côtés un bagage plus ou moins chargé de livres. Une bibliothèque intérieure, parfois partiellement oubliée, parfois bien présente à l'esprit, parfois directement présente à portée de main, ce qui donne la tentation de l'ouvrir. L'imitation est l'un des phénomènes les plus naturels de la création littéraire. Et malgré cela, les écrivains ont souvent ressenti une gêne, une peur diffuse ou une terreur violente à se sentir ainsi dépossédés de leurs propres mots. Écrire sous influence, tremper sa plume dans l'encrier du voisin : de tels gestes menacent les rêves de singularité absolue et d'originalité qui président à notre manière d'évaluer les oeuvres.
Comment les écrivains ont-ils réagi à cette peur ? Essayer de répondre à cette question amène à se pencher sur les différents paradoxes que les auteurs ont développés pour résoudre l'antagonisme qui oppose l'imitation et l'invention. Ils ont cherché à nous prouver qu'on pouvait guérir l'imitation par l'imitation, penser une imitation sans modèle ou devenir inimitable en imitant.
La peur de l'imitation conduit ainsi à sonder les mystères de la création, à s'interroger sur les notions d'originalité et d'identité, à percevoir l'aspect collectif, pluriel, de toute écriture, sans céder aux illusions du génie et de l'inédit. Plus largement, l'angoisse de l'imitation renvoie à la question fondamentale de la littérature, celle qui se pose aux auteurs, aux éditeurs et aux lecteurs : qu'est-ce qui est spécifique dans mon oeuvre ? qu'a-t-elle à dire en propre sur le monde, sur Moi et les autres ? qu'apporte-t-elle en regard d'une histoire littéraire déjà copieuse et où tout pourrait déjà avoir été dit ?
Charles Péguy est de retour. Ne disons pas qu'il est sorti du Purgatoire ; le XXe siècle ne l'a jamais oublié. Longtemps, cependant, on l'a tenu embaumé dans quelque niche - socialiste, catholique ou poétique. Or c'est un Péguy remembré qui nous revient et donc un Péguy plein de vie. On le réédite et surtout on le lit. Et même on le récite, on le joue, on le dit : au festival d'Avignon et à la Congrégation des Filles du Saint-Esprit de Locquirec, à Notre-Dame-de-Paris et au "café Péguy" de la brasserie Lipp.
C'est l'intempestive actualité de Péguy que nous avons souhaité interroger dans ce numéro : à travers les deux livres récents, différents et complémentaires, d'Alexandre de Vitry et de Camille Riquier ; et grâce à l'entretien qu'a bien voulu nous accorder Jean-Luc Marion.
"Haute fidélité" est un clin d'oeil au mélomane et au pianiste qu'est Jean Starobinski. Mais surtout un hommage aux qualités qui font de lui l'un des critiques les plus lus, les plus discutés, glosés, réinterprétés de ce temps. Car il n'y a pas seulement une "manière" Starobinski, coulée dans l'écriture fluide et rigoureuse dont ses lecteurs connaissent le charme. Il y a aussi une méthode Starobinski et, si discret soit-il, un discours de cette méthode.
Derrière cette oeuvre critique, quelle herméneutique ? Et quelle épistémologie au fondement de cette herméneutique ? Telles sont les questions soulevées dans les sept essais ici rassemblés, issus d'une journée organisée à la New York University par Denis Hollier et Julien Zanetta.
Une initiation à l'ethnologie qui présente les fondamentaux du domaine : grands courants de pensée (évolutionnisme, diffusionnisme, structuralisme, anthropologie culturelle, anthropologie sociale ...), grands auteurs, naissance et développement de la discipline depuis le XIXes., méthodes et concepts de base. grands dommaine de recherche (parenté, politique, économie, religion), techniques d'enquête. La vision est globale comparative, faisant valoir les influences entre écoles et le "recours méthodologique" aux sciences voisines. Au total, une synthèse, étayée de textes de référence, qui s'appuie sur les "classiques" et, pour cette 3e édition s'enrichit de l'exposé des orientations et développements nouveaux du domaine.
De Stanze, paru en France en 1981, à Polichinelle, le dernier-né, peu d'oeuvres philosophiques contemporaines ont exercé sur leurs lecteurs le même charme que celle de Giorgio Agamben. Charme au sens le plus fort : ce qui enchante et ce qui enchaîne. L'enchantement naît de ce chatoiement d'une langue et d'une pensée prenant à la traverse philologie, métaphysique et politique. Ondoyante et diverse, telle apparaît de prime abord cette oeuvre si singulière. Mais si elle enchaîne, c'est par sa rigueur, par le caractère construit, délibéré et pour ainsi dire prémédité de sa démarche. La série Homo sacer vient d'être réunie en un seul volume dans sa version française, mais il est clair qu'elle a d'emblée été conçue pour devenir cette somme, tandis que d'autres chemins ne cessaient, autour d'elle, de bifurquer. Ce numéro de Critique, dirigé par Ernesto Kavi, n'a pas vocation à faire le bilan d'une oeuvre qui suit son cours. Il voudrait contribuer au riche débat que suscitent, depuis plusieurs années et dans de nombreux pays, les travaux de Giorgio Agamben. Et peut-être, grâce aux contributions ici rassemblées, aux deux inédits qu'il a bien voulu nous donner et au dialogue qui s'est établi, pour ce numéro, entre Patrick Boucheron et lui, d'esquisser le portrait de ce philosophe qui dit « chercher à sa façon le passage du Nord-Ouest dans la géographie de la vraie vie ».
Il y a un peu plus d'un an que Michel Butor nous a quittés - formule convenue qui ne lui convient guère. Car Michel Butor a toujours su faire de son absence une présence ; de son retrait, une avancée - vers de nouvelles formes de création, vers de nouveaux compagnonnages. Plusieurs sont évoqués dans ce numéro.
De l'oeuvre de Butor, sans doute est-il trop tôt pour dire en quoi la postérité la changera. Telle n'est pas l'ambition des textes ici réunis. Elle serait, bien plutôt, de montrer à l'oeuvre le désir de poème qui la parcourt et l'irrigue tout entière. Textes avant tout émus, ce sont autant de petites pierres posées sur un kairn : souvenirs ou « biographèmes » ; notes filées plutôt que tenues. « Si j'étais écrivain, et mort, comme j'aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d'un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions. » Ce voeu est célèbre, Barthes le formule en tête de Sade, Fourier, Loyola. Michel Deguy en perpétue l'esprit dans son portrait de l'artiste « en salopette ». Jean-Pierre Barou lui donne l'accent d'une complicité passionnée avec l'art. Lui fait aussi écho Claude-Henri Bartoli, témoin et acteur du compagnonnage de Michel Butor avec les artistes. Poésie est le nom commun qui unit ces moments de mémoire. C'est aussi le mot qui oriente l'hommage rendu par Nathalie Piégay à un écrivain qui, déjà auréolé de ses succès de romancier, laissa rouler l'auréole pour opérer sa propre modification. Le romancier ne disparaît pas, il laisse muer sa voix. Et sans doute la nécessité de cette mue était-elle inscrite dans le succès même de La Modification, son livre le plus connu, qui apparaît aujourd'hui comme un point de départ bien plus que d'arrivée.
Départ vers la poésie - son beau souci, selon la belle expression de Valery Larbaud, avec lequel Butor a plus d'une affinité. Les deux poèmes inédits qui figurent dans ce numéro sont datés, l'un de 1948, l'autre de 2016 : à leurs dates, on comprendra que ce souci fut de tout temps.
La révolution d'Octobre avait ébranlé le monde ; son centième anniversaire n'a pas fait beaucoup de bruit - et en Russie moins qu'ailleurs. Ce n'est guère une surprise, plutôt une confirmation : 1917 comme mythe politique majeur du XXe siècle est sorti de notre horizon. Il n'en est pas de même de l'URSS, son incarnation. Née en 1922, déclarée morte en 1991, l'URSS continue de vivre sa vie dans les imaginaires russes et occidentaux.
Elle exerce un intérêt, voire une fascination, qui ne relèvent évidemment plus de l'adhésion ni du fidéisme, mais d'une curiosité active et informée qui n'est pas le fait des seuls historiens, mais se traduit aussi par une ébullition créative dans tous les domaines - du roman au film en passant par le spectacle vivant. L'URSS semblait sortie des esprits comme elle avait été rayée des cartes : elle revient en force aujourd'hui sous la plume des romanciers, devant l'objectif des cinéastes et sur les scènes des théâtres.
C'est à ces réécritures diverses et souvent hybrides de la Russie soviétique qu'est consacré le présent numéro : elles croisent témoignages et imagination, documentation et licence poétique, archives et invention. Longtemps, l'histoire de l'URSS a été écoutée aux portes de ses Légendes - y compris de sa légende noire. Une autre Fable se forme, plus subtile, moins fabuleuse ou affabulée, mieux informée et plus morale, c'est-à-dire plus instructive, que celles qui l'ont précédée.
« Mounier me conseille dans Esprit de me détourner de la politique, n'ayant pas la tête à cela », note Camus dans ses Carnets, au début de la Guerre froide. Et d'ajouter, pince-sans-rire : « Mais qu'est-ce qu'une tête politique ? La lecture d'Esprit ne me l'apprend pas. » Camus n'est pas dupe de la politique. Mais pas dupe non plus des bons apôtres qui voudraient l'en détourner. Il faut en faire, fût-ce à son « corps défendant ». Il faut s'en occuper « parce que l'homme moderne est forcé de s'occuper de politique ».
C'est sans doute l'aspect le plus novateur du revival de Camus, auquel nous assistons depuis une dizaine d'années, que la réhabilitation de sa pensée politique, tenue longtemps pour quantité négligeable. Il était grand temps, en effet, d'en dresser l'inventaire et d'en reconnaître la cohérence.
Dans le concert de professions de foi réalistes qui caractérise notre moment philosophique, Jocelyn Benoist introduit une voix dissonante. La position qu'il défend est celle d'un réalisme résolument non spéculatif : un réalisme contextuel, inséparable du riche tissu de normes, de manières de dire et de faire dont se nourrit en pratique toute pensée du réel, y compris dans ses formes apparemment les plus radicales, sous les auspices du phénomène, du sensible pur ou du dehors absolu... Issu de la tradition phénoménologique dont il est un des meilleurs connaisseurs, il a souvent croisé les chemins de Wittgenstein, d'Austin et de Cavell. Le dossier réuni par Christiane Chauviré retrace cet itinéraire critique en faisant apparaître ses prolongements au coeur des débats contemporains, du côté de la métaphysique, de l'esthétique ou de la philosophie sociale et politique.
Walter Siti est considéré aujourd'hui comme l'un des chefs de file du roman italien : le romancier le plus influent sans doute, celui dont on guette les évolutions littéraires et dont on redoute les avis politiques et culturels.
Depuis son premier ouvrage, paru en Italie en 1994 et traduit aux éditions Verdier sous le titre Leçons de nu, il n'a cessé de développer une analyse radicale de la société de consommation et des rapports marchands. Siti ne prend pas le pouls de l'Italie. Il est ce pouls.
Lire Siti, c'est donc s'embarquer dans une oeuvre énorme qui montre cette Italie que les bluettes contemporaines plus ou moins cruelles ou les polars sauvages plus ou moins suaves veulent faire oublier. C'est l'Italie de la mutation anthropologique du capitalisme avancé où le corps est une marchandise et la marchandise un corps ; c'est l'Italie où la démocratie accouche de ses pires monstres ; c'est l'Italie dont on veut faire la farce de l'Europe quand elle en est une possibilité dramatique.
Nous avons demandé à des critiques italiens de renom, engagés dans la modernité (Alfonso Berardinelli, Marco Antonio Bazzocchi, Andrea Cortellessa, Guido Mazzoni, Gianluigi Simonetti) et à des critiques français (à commencer par Martine Segonds-Bauer la traductrice de Siti, Emmanuel Bouju, Thierry Hoquet, et Tiphaine Samoyault) de situer Siti - de tourner l'oeuvre de Siti vers le public français.
Le numéro comprend aussi des bonnes feuilles d'un inédit de Walter Siti à paraître en 2020 et un entretien avec l'auteur.
Poète, essayiste, critique, Gérard Macé construit de livre en livre une oeuvre parmi les plus singulières de la littérature française contemporaine. Son cheminement a commencé en 1974 avec Le Jardin des langues. Il se poursuit aujourd'hui dans de nouveaux ouvrages qui souvent prolongent et retravaillent des textes antérieurs : Baudelaire, Rome éphémère, Le Goût de l'homme, Et je vous offre le néant, sans oublier Colportage. Ce dernier titre a valeur d'emblème : la figure modeste du colporteur éclaire une écriture qui se situe au carrefour du monde et des bibliothèques ; il peut servir d'enseigne à ce numéro consacré à un écrivain qui a choisi de ne pas choisir entre vivre et lire, lire et écrire, écrire et réécrire.
On trouvera dans ce numéro, outre un entretien avec Gérard Macé, des études à lui consacrées par Laurent Demanze, Chantal Lapeyre, Yue Zhuo et Claude Coste, qui les a rassemblées.
Ce monde abîmé, c'est le nôtre. Innommable ou du moins difficile à nommer. « Anthropocène », « Capitalocène », « Occidentalocène » ? La querelle de mots paraîtrait bien vaine, si elle ne témoignait de la gravité d'une crise qui n'épargne rien de la vie - et surtout pas son sens. Le présent numéro de Critique, conçu par Marielle Macé et Romain Noël, rouvre le dossier de nos saccages. Mais non pas sous le signe du désespoir, ni de la résignation. Sous celui du « vivre ». Les douze contributions et les deux entretiens que nous publions n'ont pas seulement valeur de bilan, mais d'appel.
« Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie », écrivait Baudelaire dans Fusées. Il faut répondre. Comme lui, nous nous sentons « perdus dans ce vilain monde » ; comme lui, nous voulons « dater [notre] colère ». Mais nous voulons aussi affirmer que dans nos ruines prolifèrent de nouveaux mondes, incertains, de nouvelles pratiques, de nouvelles alliances où cohabitent toutes sortes de vivants et d'histoires très embrouillées. Nous voulons aussi prendre acte de ce qui se tente et parfois se libère dans ce monde abîmé.
Naguère encore, journaux et magazines posaient régulièrement la question : "Où en est la critique ?", comme on prend des nouvelles de la famille pour le Nouvel An.
Aujourd'hui, la question est devenue "Où est la critique ?" Où diable est-elle passée ? Et, en effet, qu'est devenu le grand journalisme littéraire dans une presse où, pour trouver la rubrique "Livres", il faut s'armer de patience et d'une loupe ? Qu'est devenue la "critique d'artiste" en un temps où nul ne se soucie d'écrire sur ses pairs ? Serions-nous en train d'assister, indifférents, à la disparition de la critique sur la ligne d'horizon du IIIe millénaire ? Ce serait une petite révolution intellectuelle : de l'instance critique, de sa pertinence et de son impact social dépendent largement les conditions mêmes d'exercice de la pensée et l'étalonnage des valeurs esthétiques et éthiques.
Mais les "chemins de la critique" sont-ils vraiment délaissés ? Critique, poétique, linguistique, sémiologie ont cessé de "faire le faisceau", comme disait (déjà !) Louis Sébastien Mercier à propos des gens de lettres du XVIIIe siècle. Le paysage est ondoyant, les lignes floues, les démarches dispersées. Mais ces chemins qui divergent, il s'en faut bien qu'ils ne mènent nulle part. Les textes ici réunis de Laurent Jenny, Mathilde Labbé, Andrei Minzetanu et Jean-Louis Jeannelle, sur "l'affaire Bakhtine", sur les travaux de Gisèle Sapiro, Jacques Schlanger et Daniel Ferrer, esquissent un état des lieux et amorcent le débat.
Un débat que Gérard Genette, témoin et acteur du bouleversement des champs critique et poétique depuis plusieurs décennies, éclaire de ses analyses, de ses souvenirs et de son humour.