Cette réfl exion concrète sur la traduction, qui prend pour point de départ la juxtaposition de six versions françaises d'un même poème russe, a pour but de faire comprendre au lecteur les choix qui peuvent se présenter à un traducteur, mais aussi à quel point toute traduction représente une lecture personnelle d'un texte, et une immersion profonde au coeur de deux langues.
Les deux exergues choisis, l'un extrait de La Bohème galante (1852) et l'autre d'Aurélia me permettent d'annoncer d'emblée ma perspective pour ce qui est de cette « étude de style » consacrée à un extrait de l'oeuvre majeure et très admirée de Gérard de Nerval Sylvie (Les Filles du Feu, 1854). Georges Poulet dans son « essai de mythologie romantique » sur cette nouvelle : « Sylvie ou la pensée de Nerval » affirme : « [...] - mais le temps, ici, n'existe plus. », nous montrerons qu'il faut nuancer cette affirmation. Dans son étude de cette même nouvelle, Pierre-Georges Castex parle d'un « cycle du Valois » et remarque : « Le retour vers le passé manifeste une réaction instinctive contre le danger dont il se sent menacé. » Il s'agirait, pour Nerval, dans ce retour aux sources, de renouer avec une certaine continuité de sa vie. Déjà, dans Les Faux Saulniers (1850), oeuvre princeps pour ainsi dire, Nerval associe le « voyage à Cythère de Watteau » avec « ces étangs créés par les débordements de l'Oise et de l'Aisne » et, s'adressant directement au lecteur, indique quelle est la haute valeur pour lui de ce pays des souvenirs. En somme, cette terre du Valois joue à peu près le rôle de la forêt d'Ardennes chez Shakespeare : au pays de l'origine, du rêve et de l'esprit (des esprits aussi), l'imagination poétique résout les questions que les imperfections de la civilisation soulèvent et enveniment, et la société humaine retrouve une vigueur première et véridique.
Les Larrons a été publié en juillet 1962. Faulkner ne verra pas l'ouvrage imprimé. Il s'est éteint, le 6, à l'hôpital de Byhalia, des suites d'une chute de cheval. Mais il a eu le temps, par bonheur, de boucler son récit, de tracer ses derniers mots - « Son nom (à l'enfant que Miss Corrie, qui a épousé Boon, vient de mettre au monde), c'est Lucius Priest Hogganbeck. » C'est trente-cinq ans plus tôt, en 1927, donc, que Le Bruit et la fureur a levé l'hypothèque dont la grande narration était grevée depuis sa lointaine origine, dans la Grèce du IXe siècle avant notre ère. Ce fut apparemment très simple et d'une portée, pourtant, que nous n'avons peut-être pas encore pleinement mesurée. Le jeune Faulkner a simplement abdiqué le privilège que s'étaient arrogé d'emblée, superbement, ingénument, les scribes, les doctes, les aèdes et les rhapsodes, les poètes, les lettrés, les romanciers le narrateur -, et qui consiste à donner pour la réalité l'idée qu'on se fait, de loin, plus tard, d'événements auxquels on est étranger. Il a rendu la parole à ceux qui s'y trouvaient impliqués corps et âme, dans l'instant - aux acteurs. C'est une révolution dont les conséquences sont prodigieuses, non pas seulement dans la forme mais dans le fond.
Ce livre s'offre comme une enquête qui aboutit, en fin de compte, à la résolution d'une énigme littéraire. Le quatorzain intitulé « Une gravure fantastique » dans la deuxième édition des Fleurs du Mal suscite l'étonnement par sa forme tout à fait exceptionnelle, par ce que l'on sait de sa genèse, et par l'obscurité de son contenu. Inspiré d'une gravure anglaise (dite « de Mortimer »), ce poème s'est d'abord moulé dans le canevas d'un air à la mode des années 1840 ;
Mais, à ce stade déjà, il a fait l'objet d'une refonte significative.
En 1857, on le voit réapparaître non pas dans la première édition des Fleurs du Mal, mais dans une revue à la diffusion assez confidentielle. Il diffère alors drastiquement de ses états antérieurs et il subira encore quelques modifications avant sa publication en recueil. Une analyse de détail montre que Baudelaire a désormais opté pour une structure à deux volets, dont le second évoque un « prince » qui n'est pas autrement identifiable. Une piste a priori prometteuse a été suggérée par Steve Murphy : le « prince » en question ne serait autre que Napoléon III. Certains arguments vont en ce sens, en particulier la lecture politique que Verlaine a faite d'« Une gravure fantastique » au moment d'écrire ses Poëmes saturniens. Mais une telle glose ne s'accorde guère avec l'évolution générale du corpus baudelairien. Un trait qui passerait aisément inaperçu - l'emploi du tour « au travers de l'espace » - nous aide à voir non seulement que, derrière la figure du « prince », se cache en réalité Leconte de Lisle, mais encore que ce dernier, parce qu'il a reconnu l'allusion, y a presque immédiatement répondu en usant d'un procédé similaire. Une étude des rapports complexes, faits d'une complicité apparente et d'une concurrence larvée, qui se sont noués entre les deux poètes montre que cet échange mené par la voie de démarcations verbales et de citations voilées n'est pas unique, et que Verlaine, s'il a privilégié à tort la dimension strictement politique du texte baudelairien, a du moins eu le mérite de pressentir la signification qu'il revêtait dans ces années où le premier Parnasse était en train de se former..
En étudiant le début de la Recherche du temps perdu, à partir du fameux incipit « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » jusque « ... les positions successives que nous montre le kinétoscope », l'auteure tente de saisir pourquoi cette longue phrase complexe qui se plaît à nous égarer dans les dédales de « l'inexprimable » nous entraîne dans un univers qui ne nous paraît pas étranger.
L'analyse des temps utilisés permet de pénétrer plus finement le mouvement de l'esprit que Proust décrit par le menu au seuil de la Recherche, oeuvre qui ne peut être réduite, comme le fait Jankélévitch dans L'irréversible et la nostalgie (1974), au « passéisme » de son auteur. La démarche est à la fois plus complexe, plus décisive et plus heureuse.
En étudiant ces premiers paragraphes, on verra se dessiner les qualités singulières du Je narratif. Nous suivrons en détail le mouvement de l'esprit du récit, en évoquant d'autres passages importants de la Recherche.
On comprendra ainsi pour quelle raison cette oeuvre, dès ses premières lignes, nous saisit, car elle nous semble aussitôt accueillante et douillette. Nous nous sentons, dès les premiers mots, en domaine familier. Ce « Je » qui ouvre le premier volume ne nous éloigne pas par une sorte de fermeture égocentrique, mais au contraire ouvre à un instant transmis et partagé.
Les dessins d'écrivain, à la différence des dessins d'artistes, ont pour particularité de prendre place dans la page écrite du Journal ou dans le corps du récit dans les cahiers. Ils entretiennent un lien organique avec le texte pour l'anticiper, le préparer, l'illustrer, montrer à la façon de la peinture et de la calligraphie chinoises, une analogie graphique entre trait d'écriture et dessin, ou tout simplement faire une pause ludique. La page autorise une perception unifiée d'un dessin et d'un texte, d'un mot et d'une image. Entre les deux éléments la circulation de l'oeil tisse des liens, construit des chemins, fraye des traverses, exalte des jointures. Ainsi est transgressée la ligne imaginaire qui sépare les deux aspects de la création.
Apparaissant au XIXe siècle dans une période où les genres se mélangent et les artistes échangent, ces graphes, gribouillis, griffonnages marginaux et asociaux, écartés de la publication par les éditeurs, demeurent au ban de la reconnaissance littéraire. Les dessins de Kafka ont connu une destinée plus singulière. Son ami Max Brod les découpait pour les sauver des corbeilles à papier où Kafka les jetait.
Deux dessins ouvrent le Journal de 1910, étroitement associés à des textes qui interrogent Kafka sur la possibilité et la légitimité de la création artistique. Celui de « l'Acrobate » qui défie l'équilibre répond au désespoir de l'aporie de l'écriture développée par le texte. Le graphisme élégant du dessin libère la main de l'écriture et impulse l'essor nécessaire à la création. Le mouvement du « Coureur » offre le paradigme de la création exultante qui permet à l'écrivain non pas de se dépasser, tel « l'Acrobate », mais de « sortir du cadre » de la page, de se libérer de l'ordre linéaire et de permettre l'ouverture et l'illimité. « L'Arpenteur », à l'inverse, marque un autre temps de la création : enfermé, l'écrivain est immobilisé, et l'aventure romanesque est désormais impossible. Ces trois temps, non catégoriques, forment tout au long de son univers poétique des pôles emblématiques.
D'autres dessins moins importants, montrent que Kafka ne cesse chercher quelle représentation donner de lui-même en tant qu'écrivain. Un certitude cependant émerge : écrire est plus important que de publier,
Notre vie est tissée de récits. Parfois même d'histoires à dormir debout. Comment expliquer une telle omniprésence mais aussi le plaisir si vif que nous prenons tant à raconter qu'à écouter ou lire des histoires?? L'hypothèse de ce nouveau numéro du MAUSS est que la réponse à ces questions est à chercher dans les relations entre don et récits. Raconter, n'est-ce pas avant tout donner?? Le récit n'est-il pas fondamentalement généreux??
Ce sont ces générosités du récit que ce numéro propose d'interroger à travers la multiplicité de ses formes. Que donne-t-on en racontant des blagues?? En prononçant une oraison funèbre?? En livrant sa vie intime à un psychanalyste?? En relatant des faits (réels ou imaginaires), le récit relie un «?donataire?» et un «?bénéficiaire?», mais quelle est la nature des relations qui se nouent ainsi?? Et notamment entre auteur et lecteur. Car le récit de fiction est aussi offrande, don de vie, donnant à voir des événements, des êtres, mais aussi des possibles qui sans lui resteraient lettre morte. Et n'oublions pas le plaisir du récit, ce qui se donne, libéralement.
Cette dimension esthétique et créative, dont attestent ces multiples récits, n'est-elle pas d'ailleurs l'un des fondements du social, en cela qu'il désigne, plus que l'obligation ou la nécessité d'être ensemble, le plaisir partagé qu'on y éprouve ?
Avec les textes de Victor Rosenthal, David Le Breton, Henri Raynal, Lewis Hyde, Julie Anselmini et Claude Schopp, Nathalie Solomon, Pascal Durand, François Flahaut, Stéphane Corbin, Daniel Desormeaux, Florian Villain, François Bordes, Alain Caillé, Richard Bucaille.
Les textes en version @ : Anthony Glinoer et Michel Lacroix, Marcel Hénaff, Rebecca Colesworthy, Fabien Robertson, Pierre Michard, Philippe Chanial, Rudy Amand, Michaël Singleton.
De Nous voulons tout de Nanni Balestrini à Underworld USA de James Elroy, en passant par Le Père de Blanche-Neige de Belén Gopequi, Das Luxemburg-Komplott de Christian von Ditfurth ou L'Homme qui aimait les chiens de Léonardo Padura, les exemples récents de traitement du réel révolutionnaire à travers le miroir de l'imaginaire artistique sont légions, touchant aussi bien la littérature « blanche » que les « mauvais » genres, roman noir (Nous Cheminons entourés de fantômes aux fronts troués de Jean- François Vilar) et science-fiction (Les Dépossédés d'Ursula Le Guin).
C'est à ce kaléidoscope fictionnel que ce volume de Dissidences souhaite s'intéresser, en prenant la littérature dans sa totalité en tant que miroir, révélateur ou passeur de l'extrême gauche. Sont ainsi abordées les mutations du sujet révolutionnaire, telles qu'elles peuvent être repérées dans la littérature noire américaine, l'oeuvre poétique de Sante Notarnicola ou les romans El padre de Blancanieves de Belén Gopegui et Les Renards pâles de Yannick Haenel ; la guerre d'Algérie traversant le prisme De nos frères blessés (Joseph Andras) ou de la revue Action poétique ; le militantisme maoïste, dont une des sorties privilégiées pourrait bien se faire par l'écriture littéraire, celle de Charles Paron ou des anciens établis.
Deux contributions reviennent également sur des réminiscences de l'ancien efficace communiste, que ce soit à travers les uchronies prenant 1917 comme focale, ou le roman espagnol d'envergure qu'est La Caverna del comunismo d'Andrés Sorel. D'autres articles se penchent sur les traitements fictionnels récents d'une Révolution française toujours brûlante, ainsi que sur l'autopsie des années 70 et des espoirs incandescents de changer le monde, entre autre par la lutte armée, pratiquée par Mathieu Riboulet, Ulrike Edschmid et Alban Lefranc. Une facette méconnue de Claude Levi- Strauss est enfin dévoilée, celle du critique littéraire.
Autant de réflexions qui constituent une invitation à saisir la littérature comme vecteur révolutionnaire dans le cadre d'une politisation de la fiction.