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La revue Fario publie sa treizième livraison. Un cahier thématique tente dans ce numéro de répondre à la question : « Qu'avons nous fait de la beauté ? ». Si nous ne savons guère avec exactitude comment se constitue ce que nous nommons beauté, celle-ci s'est incontestablement imposée depuis des millénaires, non sans ambivalence, comme idéal et comme expérience, au commun des mortels. Mais il est incontestable que l'expérience des oeuvres et du monde exige aujourd'hui quotidiennement un rempart de déni face à la laideur, cette promesse de malheur. Il semble que la beauté, il ne suffise plus de l'insulter, il faudrait surtout l'oublier, afin d'y devenir totalement indifférent. Nous publierons de textes ou des fragments de Jean Frémon, Antoine Emaz, Denis Rigal, Salah Stétié, Christian David, Jacques Ellul, Jacques Damade, Lionel Bourg, Emmanuelle Guattari, Vincent Pélissier.
Dans la partie non thématique de ce numéro, nous publions des textes de Claude Mouchard, Baudouin de Bodinat, Christine Lavant, Christian Fumeron, des poèmes de Boris Sloutski.
Dans la rubrique « Où écrivez-vous », on trouvera une contribution de Denis Groszdanovtch.
Enfin le numéro se clôt sur la moisson saisonnière des « Faits et défaits contemporains ».
Cette quatorzième livraison de la revue prolongera le cahier consacré à la question de la beauté dans le numéro du printemps 2014. Elle contient également des textes consacrés à la condition et à la mort animale. Elle inaugure enfin une nouvelle rubrique : « Dies Irae », dans laquelle nous donnerons, comme l'indique son titre, la parole à la colère : celle que font surgir en nombre d'entre nous les absurdités d'un monde où la bêtise et le cynisme rivalisent pour nous accoutumer à leurs prodiges et nous distraire des catastrophes passées et présentes. Avec des textes de Pierre Bergounioux, Serge Airoldi, Baudouin de Bodinat, Lionel Bourg, Jacques Damade, Charles-Albert Cingria, Claude Mouchard, Jean Frémon, Denis Grozdanovich.
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[...] S'il existe une communauté entre la marche et la littérature, c'est assurément la modestie des moyens.
Il ne serait pas ici et là, possible de quitter un certain sol, et de trouver passage sans en expérimenter les duretés, les courbes, les inégalités de pente, les risques, d'en négliger l'orientation.
A la profusion des véhicules, à l'accroissement constant et comme sans but des vitesses qu'ils atteignent, on associerait volontiers l'arsenal démesuré des savoirs positifs et même le génie propre aux longues visées de la philosophie, les moyens réglés qu'ils requièrent, l'aptitude à la hauteur faramineuse, aux raccourcis, ou aux forages multipliés qu'ils procurent, en nous privant le plus souvent de l'appréhension hasardeuse, du tâtonnement plus ou moins familier, du trésor insoupçonné que recèlent un détour imprévu ou un obstacle agaçant.
Les aléas, les détails, le pas à pas sur les pierres des sentiers, le frayage obstiné dans les bruyères et les réminiscences, la marée des hautes herbes à nos genoux sont la chair de nos routes. Ce sont eux qui, pour partie, ouvrent au monde, à l'au-delà de nos pâtures, donnent présence aux constellations de nos ciels, décelant s'il se peut la seule clarté qui vaille, la pauvre lueur de l'intime et des naissances. [...]
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[...] Nous ne parlons au nom d'aucune expertise. Nous regardons en nous et autour de nous.
Le sacrifice de la vie à des logiques inflexibles que seul l'univers marchand au stade industriel puis son fanatisme technologique pouvaient exciter à cette démesure, la destructivité relayée par des moyens sans précédent,?-?des moyens d'une ampleur et d'un caractère inédits, l'exigence de rentabilité absorbant uniformément et abîmant tout ce qu'elle touche, voilà ce que nous constatons. Parlant d'un sacrifice de la vie , nous usons de ce mot, la vie, dans tout ce qu'il a d'indéterminé et d'indéfinissable, comme peut en user celui qui en est agité et non comme le savant spécialiste penché sur ses débris.
[...] Vivons dans le conformisme et nous serons sûrs de ne pas nous tromper, mais qu'on en finisse avec ce révolutionnarisme des modes qui ne nous étonne plus?-?car à bon droit nous devenons coriaces?-?et occasionne d'inutiles grands frais. Car ça coûte beacoup plus cher d'être nu que d'être habillé?-?je ne dirais même pas convenablement, mais il assurément préférable qu'il en soit ainsi. Il n'y a rien de plus admirable qwue le costume moderne, non tel qu'il devrait être, mais tel qu'il est. J'ai passé par beacoup de phases avant d'être arrivé à cette conviction-là. Mais, tel que j'y suis maintenant, je m'y cramponne. Il y a eu trop d'imbécillités dans le siècle dont nous sommes la conséquence. Il faut nous en remettre à notre tailleur. Vivre ce qui est qui est l'innocente pure vie !
Charles-Albert Cingria.
Les deux volumineux textes inédits de W.G. Sebald publiés dans la revue (Numéros 9 et 10), traduits par Patrick Charbonneau, proviennent des archives Marbach ; conformément à la volonté de l'auteur et de ses ayants-droit et bien que très aboutis, ils ne seront pas publiés en volume et demeurent donc exclusivement accessibles aux lecteurs de la revue.
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Nous parvenons d'une manière ou d'une autre à ne pas nous figer d'effroi devant les montagnes mortes qui du jour au lendemain ont pris la place des panoramas les plus beaux, c'est tout juste si nous réagissons à la transformation d'un paysage vert hier encore en une contrée désolée où il ne subsiste plus d'une végétation qui s'est reproduite depuis d'innombrables générations qu'une poignée de chicots tordus et calcinés. Les yeux apprennent à se détourner de ce qui leur est douloureux, peut-être même apprennent-ils à aimer un monde de plus en plus noir et graphiteux, comme autrefois les familles de mineurs leurs vallées du Pays de Galles où il n'y avait rien d'autre que charbon, pierre et poussier, et où les enfants étaient heureux de faire de la luge sur les terrils.
Vue cavalière de la Corse (inédit).
W.G. Sebald.
Les deux volumineux textes inédits de W.G. Sebald publiés dans la revue (Numéros 9 et 10), traduits par Patrick Charbonneau, proviennent des archives Marbach ; conformément à la volonté de l'auteur et de ses ayants-droit et bien que très aboutis, ils ne seront pas publiés en volume et demeurent donc exclusivement accessibles aux lecteurs de la revue.
« Il n'y a pas à accentuer exagérément cette oblitération à deux chiffres où nous atteignons. D'autres détails - papiers, encre, etc.?-?drainent les principales nappes de notre fétichisme. Conséquence d'un défaut de ponctualité dans nos livraisons, nul anniversaire, eussions-nous jamais songé à célébrer quoique ce soit, ne s'accorde à ce passage décimal.
Il est bon de dire que nous n'avions pas prévu d'en arriver là. Ceci pour deux ordres de raisons.
Le premier est de ne pas nous livrer à quelque plan, d'être assez mal loti en programmes, vues d'avenir, voeux, espoirs et autres amulettes. De ne pas ignorer assez l'obscurité où s'affûtent nos désirs. De n'avoir pas su, à l'heure d'un premier numéro s'il y en aurait un second, à l'heure du second s'il y en aurait un troisième, et ainsi de suite cette marche trébuchante d'une revue. En conséquence de n'avoir pris, dans cette audace d'écrire et d'éditer, que la seule précaution de concevoir chaque numéro comme s'il était tout ensemble le premier et le dernier.
Le deuxième est que nous ne sommes arrivés nulle part. Nous n'avons pas le goût, toujours un peu futile, de nous retourner pour estimer je ne sais quel parcours accompli. Mais le ferions nous que nous serions en peine de trouver les amers propres à ces calculs.
Il y a ce bruit tout autour. Craquements profonds, sinistres, et le vacarme que l'on ajuste pour les assourdir. Des jours succèdent aux jours, l'extraordinaire est la manne quotidienne, le bouleversement la règle : s'y épuise le sentiment de la durée. L'implacable marche de la nouveauté arase les reliefs. L'oubli semble chasser toute impression que l'on voudrait se donner. La halte à peine entrevue, le campement à peine établi, que sonne le clairon d'une autre campagne.
Au dehors la tension monte. Pour remployer ici un mot de Goethe, rien ne semble pourtant mûrir. Simplement ça durcit là, ça pourrit ici.
Au péril de voir se propager en nous les putréfactions, les dédains et les chagrins, ou la vitrification?-?à quoi invite en réaction la danse de saint Guy de la machinerie mondiale en ses fureurs quantitatives, saccadées?-?atteindre les moindres fibrilles du coeur, à la crainte qui parfois nous traverse de ne plus avoir la force de recevoir, de ne plus être touchés, soulevés, visités comme nous ne pouvons oublier l'avoir été, que prétendre opposer ?
Il ne faut rien prétendre. Il faut faire, et peut-être pas seulement son possible.
Nous n'avons de moyen que la manière de dire.
Cette revue n'est munie d'autre laissez-passer que l'ensemble des textes qu'elle a le privilège d'accueillir et de ceux auxquels, par-delà les années et les distances, ils font parfois écho.
Sous le ciel pesant et les chambardements, nous sommes pourtant assurés qu'il y a de l'inconnu qui persiste, de l'étranger qui demeure, un reste tout de même incalculé, et dans le chambardement même des vies qui réclament leur part de clair-obscur ou la justice d'un récit, un réel qui ne se donnera pas sans sa fiction, des vérités qui attendent un peu de jour.
Nous avons du tremblement, de l'inquiétude, on le sait des fatigues et parfois, c'est juste de le constater, de la joie à permettre, si peu que ce soit, cela. » V.P.
L'un compose ses ouvrages en marchant, l'autre en prison, un troisième s'enferme dans une chambre tapissée de liège, un poète note assis sur le mur des cimetières, certains écrivent dans les cafés, dans le métro, les trains, une autre enfin réclame une chambre à elle : séjours et divagations...
Où écrivez-vous ?
Il est possible que le lieu physique, la région, la ville, le quartier, la maison où il a fallu naître, ou atteindre, ou qu'on a dû quitter ne soient pas choses négligeables. Sans rien écarter des coordonnées géographiques générales la question peut aussi éventuellement s'étendre aux heures et aux jours, aux saisons et aux humeurs, aux présences ou aux absences (êtres, choses, livres) qui semblent requises. Où, mais aussi quand, comment ?
La détermination de la (suffisamment bonne) distance avec l'objet ou le destinataire d'un texte est évidemment sous-jacente.
Sans court-circuiter ou rabattre trop vite la dimension physique et concrète, y aurait-il correspondance, analogie, circulation avec un espace interne ?
La littérature permettrait-elle une tentative de rencontre, d'échange même ténu, entre la « chose pensante » et la « chose étendue » ?
Comment l'espace, dans ses dimensions symboliques ou imaginaires, viendrait-il se réfléchir ou se projeter dans les mots, dans les phrases, dans les pensées, les troubler ou les altérer ? Ou à l'inverse comment l'écriture peut-elle dresser un rempart contre l'espace, être un non-lieu ?
Rêvez-vous parfois à un autre lieu où écrire, plus ou moins idéal ?
Si la question n'est pas pertinente pour vous, pouvez-vous y répondre en tant que lecteur : pensez vous que certaines oeuvres gardent, à un titre ou un autre, l'empreinte du lieu où elles ont été conçues ?
Merci de répondre, à votre guise et donc sans vous en tenir strictement aux formulations ici proposées, à cette interrogation sur le lieu et par extension les conditions de l'écriture.
Les réponses à ce questionnaire par Serge Airoldi, Pierre Bergounioux, Lionnel Bourg, Henri Droguet, Jean-Pascal Dubost, Anselm Jappe, Gérard Macé, Jean Martory, Yannis Kiourtsakis, Jean-Claude Pinson, Eugenio de Signoribus, Salah Stétié, James Sacré...
Le livre ouvert, cahier non thématique, présente des textes de Jacques Réda, Baudouin de Bodinat, Jacques Damade, Christian Fumeron, Stamatis Polenakis, Jacques Lèbre, Arseni Tarkovski, Mary-Laure Zoss.
Sans oublier la rubrique : Faits et défaits contemporains.
Et les gravures d'un grand artiste italien, Livio Ceschin accompagnées d'un texte de Serge Airoldi.
Avec des textes de :
Rose Ausländer, Serge Airoldi, Günther Anders, Baudouin de Bodinat, Dominique Buisset, Marcel Cohen, Henri Droguet, Fernand Deligny, Antoine Emaz, Caroline Fourgeaud-laville, Alexander Kluge, Jacques Lèbre, Jean-Paul Michel, Gilles Ortlieb, Jean-Luc Sarré, Thanassis Valtinos, Bill Zavatsky, et des oeuvres de Gherard Richter.