Les dessins d'écrivain, à la différence des dessins d'artistes, ont pour particularité de prendre place dans la page écrite du Journal ou dans le corps du récit dans les cahiers. Ils entretiennent un lien organique avec le texte pour l'anticiper, le préparer, l'illustrer, montrer à la façon de la peinture et de la calligraphie chinoises, une analogie graphique entre trait d'écriture et dessin, ou tout simplement faire une pause ludique. La page autorise une perception unifiée d'un dessin et d'un texte, d'un mot et d'une image. Entre les deux éléments la circulation de l'oeil tisse des liens, construit des chemins, fraye des traverses, exalte des jointures. Ainsi est transgressée la ligne imaginaire qui sépare les deux aspects de la création.
Apparaissant au XIXe siècle dans une période où les genres se mélangent et les artistes échangent, ces graphes, gribouillis, griffonnages marginaux et asociaux, écartés de la publication par les éditeurs, demeurent au ban de la reconnaissance littéraire. Les dessins de Kafka ont connu une destinée plus singulière. Son ami Max Brod les découpait pour les sauver des corbeilles à papier où Kafka les jetait.
Deux dessins ouvrent le Journal de 1910, étroitement associés à des textes qui interrogent Kafka sur la possibilité et la légitimité de la création artistique. Celui de « l'Acrobate » qui défie l'équilibre répond au désespoir de l'aporie de l'écriture développée par le texte. Le graphisme élégant du dessin libère la main de l'écriture et impulse l'essor nécessaire à la création. Le mouvement du « Coureur » offre le paradigme de la création exultante qui permet à l'écrivain non pas de se dépasser, tel « l'Acrobate », mais de « sortir du cadre » de la page, de se libérer de l'ordre linéaire et de permettre l'ouverture et l'illimité. « L'Arpenteur », à l'inverse, marque un autre temps de la création : enfermé, l'écrivain est immobilisé, et l'aventure romanesque est désormais impossible. Ces trois temps, non catégoriques, forment tout au long de son univers poétique des pôles emblématiques.
D'autres dessins moins importants, montrent que Kafka ne cesse chercher quelle représentation donner de lui-même en tant qu'écrivain. Un certitude cependant émerge : écrire est plus important que de publier,
Paul Klee a occupé dans le mouvement expressionniste une place déterminante. Ses oeuvres, qui ont conquis le domaine artistique des années 1910 à 1940, se sont affirmées dans l'expression de la couleur, de la gravure sur bois, du graphisme. Ses réflexions théoriques imposent pour l'art du XXe siècle la même importance que l'ont été les Carnets de Léonard de Vinci pour la Renaissance. Sa formule, « Écrire et dessiner sont identiques en leur fond » interroge les frontières que l'art occidental érige entre écriture et arts visuels. En 1906, Klee lit avec grand intérêt Candide et commente dans son Journal l'importance de ce roman.Cette lecture éveille son désir de devenir illustrateur. L'attrait du texte est déterminé avant tout par un « élément supérieur » qui est la qualité de la langue du conteur philosophe.Un événement déterminant amène enfin Paul Klee à se tourner vers le conte philosophique de Voltaire, Candide, dans un moment de pessimisme radical. Déçu, en effet, par le marché munichois, Klee perd en mars l'optimisme qu'il avait en janvier. Tannhauser, son galiériste, ne veut plus l'exposer. Klee vit ce refus comme un bannissement semblable à celui de Candide chassé du paradis du baron Thunder-den-tronkh. Pour surmonter sa déception, il cherche, tout comme Voltaire, un autre monde possible où il puisse trouver une place et s'y définir, à l'égal de Candide qui, au terme de sa course à travers le monde, finira par découvrir le bonheur tempéré par l'amitié des rencontres. Le récit voltairien d'un radical pessimisme lui sert de prétexte à dénoncer, au-delà d'une situation personnelle, la contradiction inhérente à cette génération d'artistes marqués par le militarisme prussien, par une morale oppressante et par l'antagonisme entre la société bourgeoise et l'esprit critique. En 1927, l'éditeur des écrivains expressionnistes, Kurt Wolf, édite à Leipzig, l'oeuvre de l'écrivain accompagnée de vingt-six dessins de Paul Klee, présentés sous forme de vignettes. L'approche qu'a Paul Klee de la littérature et de l'illustration débouche sur une compréhension plus intelligible de cet art qui naît du va et vient entre la lecture et la réponse graphique de la main, appelée trop hâtivement de traduction ou d'interprétation. Plutôt que de nommer ce qu'est l'illustration, il ressort que le plus important est d'en "saisir" la démarche et la dynamique interne.