La littérature se tient-elle au-delà du bien et du mal ? La modernité le proclame depuis les procès de Madame Bovary et des Fleurs du mal. Aujourd'hui, ce droit à la transgression est remis en question au nom de nouvelles valeurs : respect des sensibilités, militantisme culturel, assignation de toute fiction à une expérience vécue.
L'effet du mouvement #MeToo sur la manière dont on lit les oeuvres est à cet égard exemplaire. En 2017, des agrégatifs se demandèrent comment lire et enseigner une pastorale du XVIIIe siècle mettant en scène un viol déguisé : ce fut l'affaire Chénier. En 2020, l'affaire Matzneff soulevait la question de la valeur littéraire d'actes sexuels pénalement répréhensibles. Aux États-Unis, l'exigence du trigger warning enjoint les universitaires de signaler à leurs publics les textes au programme dont le contenu pourrait raviver chez eux d'éventuels traumatismes.
Soit la phrase de Schlegel : « Plus d'un parle du public comme de quelqu'un avec qui il aurait déjeuner à l'hôtel de Saxe, lors de la foire de Leipzig. Qui est-ce donc que ce public ? Le public n'est pas une chose, mais une pensée, un postulat, comme l'Eglise. »Au début du XVIIe siècle, le public désigne en effet non seulement la Chrétienté mais aussi le royaume, l'Etat, le fisc, le peuple, c'est-à-dire tout ce qui correspond au paradigme, éminemment politique, de la respublica. Il désigne encore tout ce qui est public c'est-à-dire presque toute la réalité, mais considérée du point de vue du bien public et construite, relevée par la représentation (cérémonies, processions, etc.).Mais la conception unitaire du corps politique vole en éclats avec les guerres de religion. Que se passe-t-il quand, sous l'effet de causes complexes au nombre desquelles le désengagement politique des sujets qu'impose la solution absolutiste, le terme de public se fixe plus spécifiquement dans les Lettres ? Non seulement les querelles littéraires du XVIIe siècle se disent à travers les schèmes argumentatifs des débats politiques des temps de crise, mais encore les représentations, dramatiques, romanesques ou autres, contribuent à donner à la nouvelle scission du public et du privé un contenu imaginaire et symbolique. La querelle du Cid et le théâtre de Corneille, la querelle de La Princesse de Clèves en sont de remarquables exemples, et non seulement leur contexte mais encore les textes eux-mêmes s'éclairent à être analysés de ce point de vue. C'est ainsi que peu à peu, à travers polémiques, conflits et expériences esthétiques, s'élabore le public (littéraire), persona ficta peu à peu dégagée de sa définition de corps politique non sans en conserver multiples traces.Hélène Merlin-Kajman est professeur de littérature française (XVIIe siècle) à l'Université de Paris III-Sorbonne-Nouvelle. Elle a publié, dans la même collection, L'Excentricité académique.
La littérature institue un commun qui pare à la panique collective. Elle conjure toute communion aveugle de la masse et brise l'isolement démuni des exclus.
Mais la littérature est aussi parfois figée dans une loyauté traumatique. C'est le cas, en France, depuis la Seconde Guerre mondiale : l'irreprésentable de l'holocauste hante un certain sublime de l'écriture et le formalisme critique qui l'a défendu.
Ici, on remonte le temps, jusqu'au XVIIe siècle. Un nouveau régime sacral émerge alors, qui rompt avec la sorcellerie et libère une zone de profanation permanente où s'engouffre la littérature. Après l'effroi laissé par la peste et les guerres de religion, le partage transitionnel de la littérature est devenu pensable. Il restait néanmoins à le penser.
Que serait la littérature sans l'apprentissage premier des histoires que les parents lisent aux enfants, avant que ceux-ci ne deviennent capables de lire seuls à leur tour ? La littérature est d'abord une histoire de transmission et de réception qui, tel un objet transitionnel, permet à chacun d'apprendre où passe la frontière entre l'univers intime et le monde réel et extérieur.
Parler de la littérature, c'est défendre une zone mise en danger : celle de sa transmission. Au diagnostic, aujourd'hui banal, d'une crise de la littérature dans les sociétés démocratiques, alors qu'elle constituait le coeur de leur culture jusqu'à une époque récente, on ne peut plus répondre par l'aporie de sa définition (si la littérature a vraiment jamais existé dans l'histoire), voire de la discipline dont elle est l'objet (histoire littéraire ? sociologie des institutions littéraires ?
Théorie critique ? rhétorique ? poétique ? stylistique ? etc.). Nous faisant changer de pied, Hélène Merlin-Kajman s'interroge sur sa transmission, donc son avenir : quel usage , quel partage de la littérature est-il important non seulement de défendre mais de promouvoir, sinon d'inventer dans des sociétés démocratiques, c'est-à-dire fondées sur le respect de l'individu, la valorisation de son autonomie et de sa liberté (de conscience, de sentiment), non moins que sur les valeurs de la solidarité sociale et de la citoyenneté ? Quel rôle la littérature tient-elle dans cette affaire ? Pour quelles valeurs non seulement cognitives, mais aussi esthétiques voire thérapeutiques requises par le citoyens en démocratie faut-il restaurer le partage transitionnel de la littérature - afin que les textes littéraires, aujourd'hui observés par les sciences humaines ou tenus à distance par l'univers des images comme s'ils n'existaient qu'en dehors, tissent à nouveau des liens pour nous ?
Souvent, la « dissert » représente pour vous un cauchemar. Du reste, l'exercice a mauvaise réputation, même parmi nous, enseignants : il serait artificiel, formel, sclérosant. Du coup, il arrive que vous franchissiez les années scolaires puis universitaires en évitant son écueil. Dès qu'on vous propose, au choix, un sujet de dissertation et un sujet de commentaire composé, vous choisissez de préférence ce dernier. J'ai écrit ce petit manuel comme un cours, pour vous guider pas à pas. Vous allez voir, la dissertation est une étonnante gymnastique de l'esprit : encore faut-il en comprendre la logique. Lisez ce petit livre en l'écoutant... Et travaillez à votre rythme : c'est un cours méthodique, très progressif. Prenez un stylo, une feuille de papier. Tout va peu à peu s'éclairer.
Issue du romantisme, la modernité occidentale s'est construite par opposition avec le " classicisme ", assimilé à un style de domination sociopolitique.
Portée à l'excès, cette critique aboutit à la phrase fameuse de Roland Barthes, " la langue est fasciste ", qui en dit long sur le contre-sens d'interprétation sur lequel se fonde cette critique. l'ouvrage d'Hélène Merlin-Kajman nous propose une tout autre vision du classicisme. La civilité qu'il a instaurée a eu pour fonction, dans la France du XVIIe siècle, de sortir de la violence des guerres civiles de religion pour instaurer une nouvelle forme de collectivité, qui se situerait au-delà des affrontements entre communautés.
Il faut dénouer cette erreur historique pour purger la modernité de sa part mortifère, telle qu'elle s'exprime notamment à travers des formes de pédagogie qui, sous couleur de progressisme, se réduisent à donner une vision négative de la norme.
Un objet de départ : la littérature française du 17e siècle et son statut historiographique particulier.
Un projet :nouer le dialogue entre des dix-septiémistes françaiset des dix-septiémistes venus pour la plupart des États-Unis, mais aussi du Canada, de Grande-Bretagne ou de Suède.
Et le résultat : une rencontre animée dont les débats ont porté moins sur l'objet que sur les fondements mêmes de la discipline et les désaccords qu'elle fait naître.
Pourquoi la modernité a-t-elle pesé assez peu sur les études dix-septiémistes françaises, au contraire des études anglo-saxonnes nourries paradoxalement de french theory ? Malgré l'évidence de l'héritage, l'enseignement français est-il vraiment mieux placé qu'un autre pour maintenir un lien vivant aux anciennes cultures lettrées, et plus généralement, à la littérature ? Un tel lien est-il seulement encore possible à l'époque de l'industrie culturelle mondialisée ? Si oui, à quelles conditions, sous l'autorité de quelle(s) discipline(s) : sémiologie, rhétorique, philosophie, linguistique, psychanalyse, sociologie, histoire, anthropologie culturelle ? Telles sont les questions débattues par les participants à cet ouvrage qui ont cherché à analyser sans faux-fuyant leurs divergences, interrogé leurs causes nationales, culturelles ou institutionnelles, et pour finir, évoqué les perspectives communes dans la crise actuelle des sciences humaines et sociales.