Le narrateur de ce récit - un mari qui surveille sa femme - est au centre de l'intrigue. Il reste d'ailleurs en scène de la première phrase à la dernière, quelquefois légèrement à l'écart d'un côté ou de l'autre, mais toujours au premier plan. Souvent même il s'y trouve seul.
Ce personnage n'a pas de nom, pas de visage. Il est un vide au coeur du monde, un creux au milieu des objets. Mais, comme toute ligne part de lui ou s'y termine, ce creux finit par être lui-même aussi concret, aussi solide, sinon plus.
L'autre point de résistance, c'est la femme du narrateur, A., celle dont les yeux font se détourner le regard. Elle constitue l'autre pôle de l'aimant.
La jalousie est une sorte de contrevent qui permet de regarder au dehors et, pour certaines inclinaisons, du dehors vers l'intérieur ; mais, lorsque les lames sont closes, on ne voit plus rien, dans aucun sens. La jalousie est une passion pour qui rien jamais ne s'efface : chaque vision, même la plus innocente, y demeure inscrite une fois pour toutes.
Il s'agit d'un événement précis, concret, essentiel : la mort d'un homme. C'est un événement à caractère policier - c'est-à-dire qu'il y a un assassin, un détective, une victime. En un sens, leurs rôles sont même respectés : l'assassin tire sur la victime, le détective résout la question, la victime meurt. Mais les relations qui les lient ne sont pas aussi simples qu'une fois le dernier chapitre terminé. Car le livre est justement le récit des vingt-quatre heures qui s'écoulent entre ce coup de pistolet et cette mort, le temps que la balle a mis pour parcourir trois ou quatre mètres - vingt-quatre heures " en trop ".
" Ces textes ne constituent en rien une théorie du roman; ils tentent seulement de dégager quelques lignes d'évolution qui me paraissent capitales dans la littérature contemporaine. Si j'emploie volontiers, dans bien des pages, le terme de Nouveau Roman, ce n'est pas pour désigner une école, ni même un groupe défini et constitué d'écrivains qui travailleraient dans le même sens; il n'y a là qu'une appellation commode englobant tous ceux qui cherchent de nouvelles formes romanesques, capables d'exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre l'homme et le monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c'est-à-dire à inventer l'homme. Ils savent, ceux-là, que la répétition systématique des formes du passé est non seulement absurde et vaine, mais qu'elle peut même devenir nuisible : en nous fermant les yeux sur notre situation réelle dans le monde présent, elle nous empêche en fin de compte de construire le monde et l'homme de demain. " Alain Robbe-Grillet
« Dans ce roman policier, il n'y a ni police, ni intrigue policière. Peut-être y a-t-il un crime, mais il n'est sans doute pas le crime d'apparence dont le livre cherche, avec trop de préméditation, à nous convaincre. Mais il y a une inconnue. Durant les heures que Mathias, le voyageur de commerce, a passées dans le petit pays de son enfance pour y vendre des bracelets-montres, s'est glissé un temps mort qui ne peut être récupéré. De ce vide, nous ne pouvons nous approcher directement ; nous ne pouvons même pas le situer à un moment du temps commun, mais de même que, dans la tradition du roman policier, le crime nous conduit au criminel par un labyrinthe passionnant de soupçons et d'indices, de même, ici, nous soupçonnons peu à peu la description minutieusement objective, où tout est recensé, exprimé et révélé, d'avoir pour centre une lacune qui est comme l'origine et la source de cette extrême clarté par laquelle nous voyons tout, sauf elle-même. Ce point obscur qui nous permet de voir, voilà le but de la recherche et le lieu, l'enjeu de l'intrigue.
Comment y sommes-nous conduits ? Moins par le fil d'une anecdote que par un art raffiné d'images. La scène à laquelle nous n'assistons pas n'est rien d'autre qu'une image centrale qui se construit peu à peu par une superposition subtile de détails, de figures, de souvenirs, par la métamorphose et l'infléchissement insensible d'un dessin ou d'un schème autour duquel tout ce que voit le voyageur s'organise et s'anime.
Mais je crois que ce qui donne à ce livre sa beauté et son attrait, c'est d'abord la clarté qui le traverse, et cette clarté a aussi l'étrangeté de la lumière invisible qui éclaire d'évidence certains de nos grands rêves. » (Maurice Blanchot, La Nouvelle Nouvelle Revue française) Couronné par le prix des Critiques lors de sa parution en 1955, Le Voyeur fit l'objet d'un très vif débat littéraire, connu sous le nom de « La Querelle du Voyeur ».
« Robbe-Grillet nous revient, au meilleur de sa forme, avec une manière de conte fantastique, décoré d'un titre hugolien : Djinn. Que ce djinn-là soit une transcription phonétique du prénom féminin américain Jean, porté par une des figures majeures du récit, c'est une première malice. Elle sera suivie de beaucoup d'autres. Tout est jeu dans ce texte qui ne cesse de se dédoubler, en faisant oublier ce qu'il est pour donner l'illusion parfaite d'autre chose.
Ce livre réussit à être, en même temps, une merveilleuse histoire à dormir debout, aussi étrange qu'un conte d'Hoffmann, aussi souriante qu'une rêverie de Lewis Carroll, aussi rebondissante qu'une aventure de James Bond, et il nous apporte une excellente synthèse de l'univers romanesque de Robbe-Grillet.
Tout y est. Ses décors préférés, ses objets fétiches, ses intrigues favorites d'espionnage et ses reprises maniaques des mêmes scènes sous un éclairage différent.
Simon Lecoeur, à la recherche d'un emploi, tombe dans les rets d'une mystérieuse Américaine, Jean, qui le subjugue au point qu'il en devient aussitôt amoureux. Sans rien lui expliquer, elle le charge d'une mission qu'un obstacle, apparemment imprévu, la chute d'un enfant sur le pavé disjoint d'une ruelle obscure, l'empêche d'accomplir. Cet accident, parfaitement programmé au contraire, remet Simon entre les mains de deux enfants, Marie et Jean, qui le contraignent à jouer l'aveugle pour découvrir quelle organisation souterraine il sert : c'est une société de lutte contre le machinisme où l'on n'use, par ironie, que de machines et dont tous les agents, découvre-t-on à la fin du récit, après plusieurs variantes, ne sont que des robots.
Je pense que Robbe-Grillet n'est jamais allé aussi loin dans ses angoisses. C'est pourquoi Djinn, avec ce titre hanté et ce fil conducteur imposé, me paraît être un de ses ouvrages les plus prenants. » (Jacqueline Piatier, Le Monde) Djinn est paru en 1981.
L'amitié littéraire entre Alain Robbe-Grillet et Roland Barthes a duré vingt-cinq ans. Tout témoigne de leur profonde et mutuelle estime intellectuelle : leur correspondance privée, leurs textes publiés comme les propos qu'ils ont tenus, notamment dans le fameux dialogue qui donne son titre à cet ouvrage. Si Robbe-Grillet disait volontiers n'avoir eu que très peu de véritables amis, il citait toujours, aux côtés de Jérôme Lindon, le nom de Roland Barthes. En 1980, il écrit son " J'aime, je n'aime pas ", publié ici pour la première fois, en pensant à son ami. En 1985, il pronostique : " C'est son oeuvre d'écrivain qui précisément restera " Dix ans plus tard, en 1995, il l'imagine en romancier impatient, allègre, s'amusant à récrire, " dans l'euphorie, avec un inépuisable bonheur ", Les Souffrances du jeune Werther. Ces textes de Robbe-Grillet sont comme l'écho différé de ceux que Roland Barthes lui a consacrés dans ses Essais critiques en 1964.
Chef de file du Nouveau Roman et figure emblématique de la littérature et du cinéma d'avant-garde, Alain Robbe-Grillet est resté dans les mémoires pour son oeuvre audacieuse et pour ses prises de position provocatrices et polémiques. La publication de ces cinq entretiens privés, réalisés entre 1991 et 2000, confirme ici la vivacité de sa pensée conceptuelle, tout en permettant de révéler un autre aspect de sa personnalité, parfois impatiente mais plus souvent chaleureuse.
Ce livre d'alain robbe-grillet est fort différent de tout ce qu'il a publié jusqu'ici.
Sans doute parce que ce n'est pas un roman. mais, est-ce vraiment une autobiographie ? on sait que le langage du roman n'est pas celui que l'écrivain utilise pour la communication courante. comme c'est ici l'homme robbe-grillet qui parle (de lui-même romancier, de lui-même enfant, etc. ), son écriture paraîtra certes moins austère, moins " difficile ", que ce à quoi il nous a habitués. pourtant, le tissage aventureux, des fragments empruntés aux terreurs ou plaisirs érotiques du petit garçon, à la pittoresque chronique du clan familial, aux chocs causés par la guerre ou par la découverte de l'horreur nazie dans ce milieu d'extrême droite, tout cet entrelacement de petits riens, d'imagerie douce, de lacunes et d'événements trop immenses, amènera plus d'une fois le lecteur, comme malgré lui, à identifier le fonctionnement incertain de sa propre existence à celui, justement, de toute la littérature moderne.
A Marrakech, dans le dédale imprévisible des ruelles et impasses de l'ancienne médina, un orientaliste tombe amoureux fou du fantôme gracieux d'une jeune odalisque, assassinée jadis dans des conditions hallucinantes, selon la légende...
Une ville perdue, qui aurait abrité sur un même territoire plusieurs civilisations successives -répétitives ou contradictoires - déposant chacune ses strates (sa topographie particulière, son histoire jalonnée de cataclysmes naturels ou de massacres, ses textes sacrés, sa panoplie d'ustensiles et de signes), donne lieu ici à une sorte de coupe verticale oú les différents systèmes de traces révèlent l'espace propre de chaque âge.
Mais les fragments se chevauchent, s'interpénètrent, se détruisent mutuellement.
Théâtres, prisons, harems, temples et lupanars semblent cependant à l'archéologue, qui s'avance pas à pas dans ce dédale mobile à transformations soudaines, contenir (cacher ou bien au contraire, le plus souvent, mettre en scène) le même crime secret : le meurtre cérémonieux et compliqué d'une prostituée à peine nubile, dont le souvenir - ou la reproduction rituelle - laisse des taches suspectes sur les pas de l'enquêteur.
Ainsi l'enfant qui se retourne reconnaît déjà - dans ses empreintes encore fraîches - les fantasmes sexuels dessinés pour lui par la société nourricière dans ses livres de classe, livres d'art, ou d'histoire, ou de religion, qui tous lui racontent à leur manière sournoise, inlassablement, le même désir.
De nombreux réalisateurs ont déjà été tentés par l'organisation d'un film autour d'un personnage qui se trouve dans l'impossibilité physique de parler.
Dans le cas présent, cette perte de la phonation serait sans doute liée au traumatisme violent d'un passé indicible: la folie incestueuse qui a conduit un officier supérieur au meurtre de sa propre fille. cet ancien projet, resté vague dans ma tête, se voit tout à coup réactivé par de récentes retrouvailles avec mon vieil ami antonioni. comme vous savez, celui qui est, pour nous tous, un des plus grands cinéastes vivants - et pour moi le plus grand sans conteste - se trouve depuis plusieurs années atteint d'une disparition quasi totale de la parole, ainsi que d'une paralysie du côté droit qui l'empêche en outre d'écrire et cela sans que ses facultés mentales aient en rien diminué, aussi présentes dans son terrible regard que dans son soudain tendre sourire.
On dirait presque, par moment, que l'acuité de sa compréhension, de sa participation à ce qu'il voit ou écoute, non seulement demeure intacte, mais s'est encore accrue sous l'effet du terrible interdit qui l'empêche de se servir du langage pour l'exprimer. l'enthousiasme que michelangelo a manifesté, clairement, pour ma proposition d'un rôle d'acteur écrit sur mesure (et à sa mesure), mais qui serait cependant de pure fiction, me conduit à rechercher passionnément et de toute urgence (j'ai aussitôt retardé tous mes autres travaux) les moyens de tourner ce film que je suis en train d'écrire pour lui.
Nous sommes à berlin, en novembre 1949.
Hr, agent subalterne d'un service français de renseignement et d'interventions hors normes, arrive dans ancienne capitale en ruine, à laquelle il se croit lié par un souvenir confus, remontant par bouffées de sa très jeune enfance. il y est aujourd'hui chargé d'une mission dont ses chefs n'ont as cru bon de lui dévoiler la signification réelle, préférant n'en fournir que les éléments indispensables pour l'action qu'on attend de son aveugle fidélité.
Mais les choses ne se passent pas comme prévu...
A. r.-g.
De la défense et illustration du nouveau roman au cinéma et à l'art, du sado-érotisme à l'engagement, ce livre rassemble des articles, conférences et entretiens publiés par alain robbe-grillet pendant plus de cinquante ans d'existence littéraire.
Nombre d'entre eux sont aujourd'hui introuvables ou méconnus. faisant une large place à ses contemporains (roland barthes, albert camus, alain resnais, nathalie sarraute, jean-paul sartre, claude simon...), ils constituent une somme qui permet de retrouver l'écho des débats et critiques suscités par son oeuvre et par le nouveau roman en général, dont il a été le représentant le plus voyageur, en même temps que le plus soucieux d'en faire partager les exigences et l'évolution permanente.
Les derniers jours de corinthe termine cette trilogie " romanesque " que continue la curieuse autobiographie d'alain robbe-grillet.
S'affirme ici l'impossibilité pour le " moi " de coïncider avec soi-même dans un tout rationnel et stable. depuis l'erreur politique et l'éros pervers, c'est décidément dans l'errance que le sujet se constitue comme tel, à travers le passé en ruine comme vers le vierge futur. ce je schizophrène va donc s'incarner aussi bien dans des instants vécus, vérifiables, que dans des fictions ressenties intérieurement comme authentiques fragments de vérité.
Ainsi le personnage d'henri de corinthe, de moins en moins historique et de plus en plus halluciné, peut désormais donner libre cours aux contradictions de sa problématique existence. et les glissements d'identité s'opèrent avec un parfait " naturel " : corinthe agitateur et trafiquant (de quoi ?) sur la frontière australe du brésil, robbe-grillet professeur à new york, l'un ou l'autre mourant sous la morsure d'une fiancée vampire dans une forteresse abandonnée à la pointe de bretagne.
Ce second volume des romanesques de robbe-grillet fait, dans une certaine mesure, suite au miroir qui revient.
L'auteur y poursuit, en effet, sa recherche aventureuse à travers les souvenirs de son enfance et de son adolescence qui ont laissé des traces, transformées, briquées, récurrentes, dans l'oeuvre de l'écrivain ou du cinéaste. mais, cette fois, ce sont surtout les imaginations érotiques du petit garçon qui occupent le devant de la scène, en même temps que les réflexions de l'adulte sur le rôle joué par le sadisme et le crime sexuel dans la fantasmatique masculine.
Cependant, la " jolie fille " y apparaît bientôt comme le contraire même d'une simple victime, brillant soudain de tout l'éclat d'un piège éblouissant : charme mortel de la sorcière. ainsi la grande guerre quitte son visage de boue pour se dérouler à présent dans une sorte de forêt enchantée, oú dragons français et uhlans prussiens sont aux prises avec des fées-fleurs aux troublants sortilèges, dont on est en droit de se demander si elles ne sont pas tout autre chose que des jeunes espionnes suscitées par l'ennemi.
Alain Robbe-Grillet n'a pas sa langue dans la poche. Ses goûts sont clairement affirmés et ses positions sont tranchées. Balzac lui sert de repoussoir. Il aime Flaubert, l'idole, dont il connaît certains textes par coeur. Il y a aussi, parmi les figures tutélaires d'une modernité hautement brandie, Kafka, Faulkner, ou encore Joyce. En été 2003, Alain Robbe-Grillet avait conçu une série de vingt-cinq fois une demi-heure pour France Culture, qui aboutit aujourd'hui à un livre, constitué de la transcription de ses propos et
d'un CD MP3 offert en bonus. Celui qu'on a parfois qualifié de « pape du Nouveau Roman » nous embarque pour une longue traversée qui ne relève nullement d'une histoire littéraire méthodique et neutre, mais qui nous fait
partager le regard à la fois percutant et singulier porté par un des plus importants écrivains français vivants sur la littérature et sur les modes de perception du monde dont elle est le lieu. Il est beaucoup question de Flaubert mais aussi de Diderot ou de Laurence Stern, de Queneau, Borges et Sartre et, peut-être plus inattendus, de Michelet, Rudyard Keepling, Graham Green et
autres auteurs qui constellent l'univers intellectuel et biographique de l'auteur de La Jalousie. Celui-ci revient aussi sur ses propres oeuvres, des Gommes à La Reprise, dont il éclaire les coulisses sans épuiser pour autant l'énigme à ses yeux constitutive de tout véritable texte littéraire. Il évoque par ailleurs ses compagnons de route, Claude Simon, Nathalie Sarraute, Robert Pinget, Marguerite Duras ou encore Samuel Beckett. Porteur d'une mémoire précise, Alain Robbe-Grillet associe l'érudition, l'ironie et la drôlerie pour nous faire découvrir sa bibliothèque intime, nous invitant du même coup à relire toute sorte de livres par-dessus son épaule. Et vers la fin, il évoque ses films et certaines amitiés cinématographiques, dont celle avec Antonioni.