Le narrateur de ce récit - un mari qui surveille sa femme - est au centre de l'intrigue. Il reste d'ailleurs en scène de la première phrase à la dernière, quelquefois légèrement à l'écart d'un côté ou de l'autre, mais toujours au premier plan. Souvent même il s'y trouve seul.
Ce personnage n'a pas de nom, pas de visage. Il est un vide au coeur du monde, un creux au milieu des objets. Mais, comme toute ligne part de lui ou s'y termine, ce creux finit par être lui-même aussi concret, aussi solide, sinon plus.
L'autre point de résistance, c'est la femme du narrateur, A., celle dont les yeux font se détourner le regard. Elle constitue l'autre pôle de l'aimant.
La jalousie est une sorte de contrevent qui permet de regarder au dehors et, pour certaines inclinaisons, du dehors vers l'intérieur ; mais, lorsque les lames sont closes, on ne voit plus rien, dans aucun sens. La jalousie est une passion pour qui rien jamais ne s'efface : chaque vision, même la plus innocente, y demeure inscrite une fois pour toutes.
Ces textes ne constituent en rien une théorie du roman ; ils tentent seulement de dégager quelques lignes d'évolution qui me paraissent capitales dans la littérature contemporaine. Si j'emploie volontiers, dans bien des pages, le terme de Nouveau Roman, ce n'est pas pour désigner une école, ni même un groupe défini et constitué d'écrivains qui travailleraient dans le même sens ; il n'y a là qu'une apellation commode englobant tous ceux qui cherchent de nouvelles formes romanesques, capables d'exprimer (ou de créer) de nouvelles relations entre l'homme et le monde, tous ceux qui sont décidés à inventer le roman, c'est-à-dire à inventer l'homme. Ils savent, ceux-là, que la répétition systématique des formes du passé est non seulement absurde et vaine, mais qu'elle peut même devenir nuisible : en nous fermant les yeux sur notre situation réelle dans le monde présent, elle nous empêche en fin de compte de construire le monde et l'homme de demain.
« Un voyageur de commerce, représentant en montres, arrive dans une île où, semble-t-il, il est né et a gardé quelques amis d'enfance, pour tenter de placer sa marchandise. Toute la journée, sur une bicyclette de location, il parcourt l'île dans tous les sens. Pendant cette même journée, une toute jeune fille, connue pour son goût du flirt et des fugues, sera assassinée. Violée, peut-être ? Le récit est mené par Mathias, le voyageur-voyeur, qui accumule les détails, compte les allées et venues, les siennes et celles des autres, mesure les temps, vérifie sans cesse l'état de ses ventes, justifie chacune des secondes qu'il a passées sur l'île avec une minutie si excessive que le lecteur le plus distrait doit se rendre compte que le texte tout entier, phrase après phrase, est là pour masquer, ou combler, un vide dans cet emploi du temps. Masquer, mais aussi désigner.
Car la narration du Voyeur est tout entière fondée sur cette intuition que la description est, dans une oeuvre littéraire, faite pour égarer, pour empêcher de voir. » (Jean-Jacques Brochier) Couronné par le prix des Critiques lors de sa parution en 1955, Le Voyeur fit l'objet d'un très vif débat littéraire. C'est l'un des ouvrages emblématiques du Nouveau Roman.
Tout le film est l'histoire d'une persuasion : il s'agit d'une réalité que le héros crée par sa propre vision, par sa propre parole.
Cela se passe dans un grand hôtel, une sorte de palace international. Un inconnu erre de salle en salle, longe d'interminables corridors. Son oeil passe d'un visage sans nom à un autre visage sans nom. Mais il revient sans cesse à celui d'une jeune femme. Et voilà qu'il lui offre un passé, un avenir et la liberté. Il lui dit qu'ils se sont rencontrés déjà, lui et elle, il y a un an, qu'ils se sont aimés, qu'il revient maintenant à ce rendez-vous fixé par elle-même, et qu'il va l'emmener avec lui.
L'inconnu est-il un banal séducteur ? Est-il un fou ? Ou bien confond-il seulement deux visages ? La jeune femme, en tout cas, commence par prendre la chose comme un jeu. Mais l'homme ne rit pas. Obstiné, grave, sûr de cette histoire passée que peu à peu il dévoile, il insiste, il apporte des preuves... Et la jeune femme, peu à peu, comme à regret, cède du terrain. Puis elle prend peur. Elle se raidit. Elle ne veut pas quitter cet autre homme qui veille sur elle et qui est peut-être son mari. Mais l'histoire que l'inconnu raconte prend corps de plus en plus, irrésistiblement, elle devient de plus en plus vraie. Le présent, le passé, du reste, ont fini par se confondre, tandis que la tension croissante entre les trois protagonistes crée dans l'esprit de l'héroïne des phantasmes de tragédie : le viol, le meurtre, le suicide.
Puis soudain, elle va céder... Elle a déjà cédé, en fait, depuis longtemps. Après une dernière tentative pour se dérober, elle semble accepter d'être celle que l'inconnu attend, et de s'en aller avec lui vers quelque chose, quelque chose d'innommé, quelque chose d'autre : l'amour, la poésie, la liberté... ou, peut-être, la mort...
Ciné-roman, illustré de photogrammes du film réalisé par Alain Resnais (1961).
Ce livre d'alain robbe-grillet est fort différent de tout ce qu'il a publié jusqu'ici.
Sans doute parce que ce n'est pas un roman. mais, est-ce vraiment une autobiographie ? on sait que le langage du roman n'est pas celui que l'écrivain utilise pour la communication courante. comme c'est ici l'homme robbe-grillet qui parle (de lui-même romancier, de lui-même enfant, etc. ), son écriture paraîtra certes moins austère, moins " difficile ", que ce à quoi il nous a habitués. pourtant, le tissage aventureux, des fragments empruntés aux terreurs ou plaisirs érotiques du petit garçon, à la pittoresque chronique du clan familial, aux chocs causés par la guerre ou par la découverte de l'horreur nazie dans ce milieu d'extrême droite, tout cet entrelacement de petits riens, d'imagerie douce, de lacunes et d'événements trop immenses, amènera plus d'une fois le lecteur, comme malgré lui, à identifier le fonctionnement incertain de sa propre existence à celui, justement, de toute la littérature moderne.
A Marrakech, dans le dédale imprévisible des ruelles et impasses de l'ancienne médina, un orientaliste tombe amoureux fou du fantôme gracieux d'une jeune odalisque, assassinée jadis dans des conditions hallucinantes, selon la légende...
Une ville perdue, qui aurait abrité sur un même territoire plusieurs civilisations successives -répétitives ou contradictoires - déposant chacune ses strates (sa topographie particulière, son histoire jalonnée de cataclysmes naturels ou de massacres, ses textes sacrés, sa panoplie d'ustensiles et de signes), donne lieu ici à une sorte de coupe verticale oú les différents systèmes de traces révèlent l'espace propre de chaque âge.
Mais les fragments se chevauchent, s'interpénètrent, se détruisent mutuellement.
Théâtres, prisons, harems, temples et lupanars semblent cependant à l'archéologue, qui s'avance pas à pas dans ce dédale mobile à transformations soudaines, contenir (cacher ou bien au contraire, le plus souvent, mettre en scène) le même crime secret : le meurtre cérémonieux et compliqué d'une prostituée à peine nubile, dont le souvenir - ou la reproduction rituelle - laisse des taches suspectes sur les pas de l'enquêteur.
Ainsi l'enfant qui se retourne reconnaît déjà - dans ses empreintes encore fraîches - les fantasmes sexuels dessinés pour lui par la société nourricière dans ses livres de classe, livres d'art, ou d'histoire, ou de religion, qui tous lui racontent à leur manière sournoise, inlassablement, le même désir.
De nombreux réalisateurs ont déjà été tentés par l'organisation d'un film autour d'un personnage qui se trouve dans l'impossibilité physique de parler.
Dans le cas présent, cette perte de la phonation serait sans doute liée au traumatisme violent d'un passé indicible: la folie incestueuse qui a conduit un officier supérieur au meurtre de sa propre fille. cet ancien projet, resté vague dans ma tête, se voit tout à coup réactivé par de récentes retrouvailles avec mon vieil ami antonioni. comme vous savez, celui qui est, pour nous tous, un des plus grands cinéastes vivants - et pour moi le plus grand sans conteste - se trouve depuis plusieurs années atteint d'une disparition quasi totale de la parole, ainsi que d'une paralysie du côté droit qui l'empêche en outre d'écrire et cela sans que ses facultés mentales aient en rien diminué, aussi présentes dans son terrible regard que dans son soudain tendre sourire.
On dirait presque, par moment, que l'acuité de sa compréhension, de sa participation à ce qu'il voit ou écoute, non seulement demeure intacte, mais s'est encore accrue sous l'effet du terrible interdit qui l'empêche de se servir du langage pour l'exprimer. l'enthousiasme que michelangelo a manifesté, clairement, pour ma proposition d'un rôle d'acteur écrit sur mesure (et à sa mesure), mais qui serait cependant de pure fiction, me conduit à rechercher passionnément et de toute urgence (j'ai aussitôt retardé tous mes autres travaux) les moyens de tourner ce film que je suis en train d'écrire pour lui.
Les derniers jours de corinthe termine cette trilogie " romanesque " que continue la curieuse autobiographie d'alain robbe-grillet.
S'affirme ici l'impossibilité pour le " moi " de coïncider avec soi-même dans un tout rationnel et stable. depuis l'erreur politique et l'éros pervers, c'est décidément dans l'errance que le sujet se constitue comme tel, à travers le passé en ruine comme vers le vierge futur. ce je schizophrène va donc s'incarner aussi bien dans des instants vécus, vérifiables, que dans des fictions ressenties intérieurement comme authentiques fragments de vérité.
Ainsi le personnage d'henri de corinthe, de moins en moins historique et de plus en plus halluciné, peut désormais donner libre cours aux contradictions de sa problématique existence. et les glissements d'identité s'opèrent avec un parfait " naturel " : corinthe agitateur et trafiquant (de quoi ?) sur la frontière australe du brésil, robbe-grillet professeur à new york, l'un ou l'autre mourant sous la morsure d'une fiancée vampire dans une forteresse abandonnée à la pointe de bretagne.
Nous sommes à berlin, en novembre 1949.
Hr, agent subalterne d'un service français de renseignement et d'interventions hors normes, arrive dans ancienne capitale en ruine, à laquelle il se croit lié par un souvenir confus, remontant par bouffées de sa très jeune enfance. il y est aujourd'hui chargé d'une mission dont ses chefs n'ont as cru bon de lui dévoiler la signification réelle, préférant n'en fournir que les éléments indispensables pour l'action qu'on attend de son aveugle fidélité.
Mais les choses ne se passent pas comme prévu...
A. r.-g.
Ce second volume des romanesques de robbe-grillet fait, dans une certaine mesure, suite au miroir qui revient.
L'auteur y poursuit, en effet, sa recherche aventureuse à travers les souvenirs de son enfance et de son adolescence qui ont laissé des traces, transformées, briquées, récurrentes, dans l'oeuvre de l'écrivain ou du cinéaste. mais, cette fois, ce sont surtout les imaginations érotiques du petit garçon qui occupent le devant de la scène, en même temps que les réflexions de l'adulte sur le rôle joué par le sadisme et le crime sexuel dans la fantasmatique masculine.
Cependant, la " jolie fille " y apparaît bientôt comme le contraire même d'une simple victime, brillant soudain de tout l'éclat d'un piège éblouissant : charme mortel de la sorcière. ainsi la grande guerre quitte son visage de boue pour se dérouler à présent dans une sorte de forêt enchantée, oú dragons français et uhlans prussiens sont aux prises avec des fées-fleurs aux troublants sortilèges, dont on est en droit de se demander si elles ne sont pas tout autre chose que des jeunes espionnes suscitées par l'ennemi.
Après la désastreuse guerre contre l'Uruguay, la ville, menacée par les bandes d'adolescents sauvages installés dans les ruines des hôtels de luxe et des fortifications, à partir desquelles ils mettent au pillage les quartiers encore intacts, a dû être nettoyée systématiquement par l'armée. Le préfet de police a demandé qu'on épargne les plus belles des filles, qui se trouvent ainsi enfermées dans la maison de plaisir où le Docteur Morgan poursuit ses expériences criminelles sur les fantasmes féminins.
Le narrateur, policier pris au piège de ses manipulations frauduleuses, a entrepris parallèlement la description de sa prison, depuis la cellule blanche jusqu'à la salle d'interrogatoire. Il se demande s'il n'est pas lui-même soumis à des essais de conditionnement et à des modifications structurelles. De multiples assassinats et supplices dénoncent en tout cas les relations sado-érotiques qu'il entretient avec le corps de son propre récit.
Souvenirs du triangle d'or est paru en 1978.